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Philosophie/Anaximandre de Milet/Theodor Gomperz

Un livre de Wikilivres.
Thalès de Milet La philosophie antique Anaximène de Milet



Theodor Gomperz


Les penseurs de la Grèce : histoire de la philosophie antique, tome I, livre I, chapitre 1, III.


Anaximandre (né en 610) s'est engagé dans la seconde de ces voies (13). Il était fils de Praxiadès, Milésien comme Thalès, probablement son ami et son disciple, et il peut être considéré comme le vrai créateur de la science de la nature en Grèce, et par suite en Occident. Le premier, il n'a pas craint d'aborder scientifiquement les graves questions de l'origine de l'univers, de la terre et de ses habitants. Vigoureux était en lui le sens de l'identité, la faculté de pénétrer des analogies profondément cachées ; puissant le désir de dégager de ce qui tombe sous les sens ce qui se dérobe à leur perception. Sans doute, ses tentatives sont souvent enfantines, pleines de tâtonnements, mais sa personnalité n'en commande pas moins le respect, car il a ouvert des voies et frayé des sentiers. Malheureusement, les renseignements que nous avons sur lui sont trop incomplets, trop décousus, trop souvent contradictoires, pour que nous puissions suivre la marche de sa pensée. Son traité De la nature, première exposition en prose de doctrines scientifiques qu'ait possédée la littérature grecque - et qu'elle ne perdit que trop tôt, hélas ! - était le fruit mûr d'une vie partagée entre les méditations profondes et le soin des affaires de l'État. Peu de temps seulement avant sa mort, à l'âge de soixante-trois ans (547), il se décida à publier cet ouvrage, dont il nous est parvenu quelques lignes, mais pas une seule phrase complète. Ses travaux préliminaires, qu'il couronna par cette dernière œuvre, étaient variés et du plus haut mérite. Il a la gloire d'avoir donné aux Grecs la première carte géographique et la première carte céleste. Pour établir sa carte terrestre, il utilisa - n'ayant pas pris part lui-même à des voyages de découvertes - la somme des renseignements qui affluaient plus qu'en aucune autre partie de la Grèce dans sa patrie ionienne, point de départ de nombreuses expéditions par terre et par mer jusqu'aux limites du monde alors connu. Des cartes terrestres furent aussi établies dans l'ancienne Égypte, mais elles se bornaient à la reproduction graphique de districts isolés (14) ; l'idée d'une carte embrassant l'ensemble du monde était restée étrangère aux habitants de la vallée du Nil ; d'ailleurs, n'entreprenant pas de lointains voyages sur mer et ne possédant pas de colonies éloignées, ils n'avaient pas les matériaux nécessaires. La table d'Anaximandre, à ce que nous disent les anciens, représentait la terre comme entourant un bassin fermé, et comme entourée elle-même d'une mer extérieure. En fait d'instruments de recherches géographiques et astronomiques, le père de la géographie scientifique a sans doute connu le gnomon, invention des Babyloniens, qui consistait en une tige dressée sur un plan horizontal, et qui permettait de trouver, à n'importe quel jour et quelle saison, par la longueur et la direction de son ombre, le midi vrai de n'importe quelle localité, et suffisait à déterminer les quatre points cardinaux et les deux solstices (15). D'après une tradition qui, il est vrai, indique une fois son nom, une autre fois celui de son successeur Anaximène, notre Milésien aurait établi un de ces instruments à Sparte. L'histoire de la science ne connaît pas en lui l'auteur de propositions mathématiques nouvelles, mais on lui attribue la composition d'un résumé des doctrines géométriques. Dans tous les cas, il ne manquait pas de culture mathématique, comme le prouvent ses indications - d'une interprétation peu sûre pour le moment - sur la grandeur des corps célestes (16). Comme astronome, Anaximandre a le premier, et presque complètement, rompu avec les conceptions enfantines de la haute antiquité. Sans doute, la terre n'est pas encore pour lui une sphère ; mais elle n'est pas davantage un disque plat reposant sur une base et recouvert par la voûte céleste comme par une cloche. Il ne faisait plus, chaque soir, plonger le soleil dans les flots de l'Océan, et ne se le représentait pas revenant, par cette voie, de l'Occident à l'Orient. Si un mouvement constant et régulier devait expliquer le fait que le soleil et les autres astres émergent du ciel oriental, après avoir disparu au ciel occidental, il ne restait plus qu'une alternative : leur faire continuer au-dessous de la terre le mouvement circulaire qu'ils exécutent devant nos yeux au-dessus de l'horizon. Cette conception avait pour elle l'appui d'une observation : les constellations voisines du Pôle ne se couchent jamais, mais décrivent un mouvement circulaire. Par conséquent, l'hémisphère céleste que nous voyons ne devait être, en vérité, que la moitié d'une sphère complète. À la voûte qui se recourbe au-dessus de nos têtes, s'en oppose une seconde, creusée au-dessous de nos pieds. Ainsi la terre se voit privée de la base sur laquelle elle reposait jusqu'alors, et qui devait descendre à des profondeurs infinies ; désormais, elle plane librement dans l'espace. Au lieu d'un disque plat, on se la figure sous la forme d'un fragment de colonne ou d'un cylindre qui, pour garder un équilibre stable, doit avoir un diamètre notablement plus grand que sa hauteur. Le rapport de trois à un remplissait la condition voulue, et se recommandait probablement au vieux penseur par sa simplicité. Mais comment expliquer que cette terre, semblable à un tambourin, pût ainsi rester suspendue dans le vide ? Anaximandre recourait pour cela à un raisonnement bien étrange : si elle reste ainsi immobile, c'est qu'elle est également distante de tous les points de la sphère céleste. Il résulte de là, d'une part, que la pesanteur, pour lui, ne pouvait pas se confondre avec la tendance vers le bas. D'autre part, la forme de la déduction nous fait voir en notre Milésien le premier précurseur de ces métaphysiciens qui préféraient appuyer la loi de l'inertie sur des motifs a priori que sur l'expérience (17). « Un corps au repos, disait-on, ne peut se mettre en mouvement si une cause extérieure quelconque n'agit pas sur lui, car, pour le faire, il devrait se mouvoir de bas en haut ou de haut en bas, en avant ou en arrière, etc. » Mais comme il n'a aucun motif de faire l'un plutôt que l'autre, il ne saurait se mou-voir en aucun sens. Aussi Aristote, qui trouve l'argument du vieux penseur à la fois ingénieux et faux, compare-t-il cette terre immobile à un affamé qui devrait périr parce qu'il n'a pas de raison de toucher à l'un plutôt qu'à l'autre des mets qui l'entourent à égale distance. Cependant il est nécessaire de nous arrêter maintenant à l'essai de cosmogonie d'Anaximandre. Nous avons déjà, à l'occasion de la théogonie hésiodique, fait connaissance avec la théorie du chaos primitif dans lequel se trouvait l'univers. Là, nous avons montré qu'on était arrivé à la conception du chaos par l'agrandissement infini du vide qui s'ouvre entre le ciel et la terre. En même temps, nous avons fait remarquer que, des trois dimensions de l'espace, ces penseurs primitifs n'en envisageaient qu'une, la hauteur ou profondeur, sans se soucier de ce qu'il pouvait en être des deux autres. Développée d'une manière logique, la même pensée devait, à la place d'une fente béante, poser l'espace illimité dans tous les sens, et cet espace, rempli de matière, Anaximandre le plaçait, en effet, au commencement de tout devenir (18). Mais quelle était cette matière primordiale étendue à l'infini ? Aucune, pouvons-nous répondre, de celles que nous connaissons. Car ces matières qui, sans cesse et sans trêve, passent l'une dans l'autre et sortent l'une de l'autre, ne lui apparaissaient que comme des facteurs à titres en quelque sorte égaux - à ce point de vue du moins qu'aucune d'elles ne pouvait revendiquer le rôle de productrice de toutes les autres. L'eau primordiale de Thalès; en particulier, se montrait parfaitement impropre à remplir cette fonction. Son existence n'implique-t-elle pas déjà, en effet, la chaleur, c'est-à-dire, selon les conceptions de cette époque, la matière de la chaleur ou le feu ? Car le solide est transformé en liquide par la fusion, c'est-à-dire par l'adjonction de matière ignée. L'élément aériforme, la vapeur d'eau, par exemple, est produit par l'action du feu sur le liquide. Ainsi le solide et l'igné seuls semblaient présider à toutes les formations particulières. Mais l'opposition qui régnait entre eux en faisait un couple dont les membres, se complétant naturellement, devaient venir simultanément à l'existence. Et, en effet, Anaximandre les faisait sortir par une «différenciation (19) » sous forme de « froid » et de « chaud » de la matière primordiale qui réunissait en elle toutes les propriétés particulières. Mais comment se représentait-il la formation de l'infinie variété des matières particulières ? Nous l'ignorons absolument. Toutefois on peut supposer qu'une différenciation ultérieure des formes fondamentales de la matière devait continuer le processus déjà décrit. Quoi qu'il en soit de ce point, les matières entraînées par un mouvement tourbillonnant se disposèrent les unes au-dessus des autres d'après leur densité. Le noyau intérieur fut formé par la terre, dont la surface était recouverte d'eau ; une couche d'air entourait celle-ci qui, à son tour, était environnée d'un cercle de feu « comme l'arbre est environné d'écorce (20) ». Ici se présentait à l'esprit systématique du Milésien un double problème. La terre constitue encore aujourd'hui le noyau de cette construction, l'air son enveloppe extérieure. Mais l'eau ne forme plus une couverture uniforme de la terre, et le feu n'est plus visible que sur des points isolés - nombreux, il est vrai, - du ciel. D'où provient, se demandait-il, ce bouleversement de la répartition primitive et régulière des matières de la terre ? Et voici comment il répondait à cette question : la mer actuellement existante n'est plus que le reste de la couche d'eau originelle ; l'évaporation par la chaleur du soleil en a réduit le contour dans le cours du temps. Cette opinion trouvait un appui dans les observations géologiques, qui permettaient de constater un retrait de la mer (21) sur beaucoup de points du littoral méditerranéen. Qu'on eût observé la formation des deltas, ou qu'on eût ramassé des coquilles marines sur le continent, ce fut certainement de faits de cette nature qu'Anaximandre tira les conclusions importantes qui supportaient sa doctrine. Quant au cercle de feu, il devait, un jour, s'être disloqué ensuite de ce mouvement tourbillonnant. La même force, selon lui, entraîna aussi des masses d'air, qui, par là, se condensèrent et entourèrent les masses de feu. Les enveloppes d'air ainsi produites, qui cachaient les feux, Anaximandre se les représentait sous formé de roues, pourvues d'ouvertures analogues à la bouche d'un soufflet et desquelles le feu jaillit continuellement. Comment fut-il conduit à cette conception ? Nous croyons pouvoir répondre comme suit : le soleil, la lune et les étoiles tournent autour de la terre ; or des masses de feu circulant régulièrement dans l'espace ne répondaient à aucune analogie connue, tandis que la rotation de roues était chose d'observation quotidienne. Par là, les orbites abstraites étaient remplacées par des objets concrets, et le problème était considérablement simplifié. Aussi longtemps que les roues subsistaient et que durait la force d'impulsion qui leur était donnée, le cours des astres était assuré. Enfin les éclipses étaient expliquées par les obstructions auxquelles sont sujettes les bouches de la roue solaire et de la roue lunaire.

L'énigme de la création des êtres organisés a aussi préoccupé l'esprit fécond en ressources du Milésien (22). Les premiers animaux doivent être sortis de la vase marine - c'est pour cette raison principalement sans doute que le corps de l'animal est composé d'éléments solides et d'éléments liquides, raison qui, nous l'avons déjà vu, faisait considérer l'eau et la terre comme ses éléments à l'époque homérique. Pourtant la richesse de la mer en êtres vivants de toute espèce, et la découverte de restés d'animaux marins fossiles peuvent avoir contribué à établir cette opinion. De plus, Anaximandre a prêté à ces animaux primitifs des peaux hérissées qu'ils auraient perdues en passant de la mer à l'habitat terrestre ; et cette hypothèse peut lui avoir été suggérée par la métamorphose que subissent les larves de beaucoup d'insectes. Il est à peine douteux qu'il ait vu dans les descendants de ces animaux marins les ancêtres des animaux terrestres ; il aurait donc eu un vague pressentiment de la théorie moderne de la descendance. Il s'est prononcé d'une manière précise sur l'origine du genre humain. Faire sortir sans autre explication les premiers hommes de la terre, à la manière des mythologues, il en était empêché, surtout, à ce que nous savons, par une considération : le petit enfant a plus besoin que tout autre être de secours prolongés, et n'aurait pu conserver l'existence par les simples moyens naturels. C'est pourquoi Anaximandre se mit en quête d'analogies qui pussent résoudre cette énigme. Il en trouva une dans la croyance populaire : les requins, disait-on, avalent leurs petits, aussitôt les œufs éclos, les rejettent ensuite, et répètent cette opération aussi longtemps que le jeune animal n'a pas acquis la force nécessaire pour continuer à vivre de lui-même. D'une manière analogue, les ancêtres du genre humain auraient pris naissance dans l'intérieur du corps de poissons et ne les auraient quittés qu'une fois mûrs pour la vie. La croyance des Babyloniens à l'existence primitive de poissons-hommes (23) a-t-elle influencé notre philosophe ? C'est ce qu'il est impossible de décider, au moins pour le moment. Mais, de quelque façon qu'Anaximandre ait essayé d'expliquer la naissance des mondes, des formes de la matière, des êtres et des objets individuels, une chose était pour lui inébranlablement établie : tout ce qui est né est destiné à périr. Seule, la matière primordiale, d'où tout est sorti et où tout est appelé rentrer, passait à ses yeux pour incréée et impérissable. Cette conviction le remplissait d'une satisfaction à la fois religieuse et morale. Toute existence particulière lui apparaissait comme une usurpation ; les êtres qui se dépossèdent les uns les autres et s'anéantissent tour à tour « doivent encourir le châtiment et la peine d'après l'ordre du temps ». La destructibilité des choses individuelles, la caducité et la mortalité des êtres vivants, la circulation de la matière, s'amplifiaient dans son esprit et lui faisaient concevoir un ordre naturel général qui, pour lui, équivalait à un ordre légal universel. Tout ce qui existe, aurait-il pu dire avec Méphistophélès, est digne de périr. Seule, la matière éternelle, douée d'énergie, immortelle et toujours jeune, lui apparaissait comme divine. Divins encore, mais, en tant qu'êtres devenus et par conséquent aussi périssables, dieux de second ordre (24), étaient pour lui les mondes ou les cieux particuliers qui, les uns après les autres, peut-être aussi les uns à côté des autres, jouissent d'une existence relativement longue, mais toujours temporaire. Par quels processus ils rentrent toujours dans le sein maternel de la matière primitive, le philosophe ne nous le dit pas, mais on peut le supposer. De même que des différenciations de l'essence primordiale les ont appelés à l'existence, ce sont les mélanges et les combinaisons des matières qui, dans le cours de longues périodes, mettent un terme à toute existence particulière, et, petit à petit, ramènent tout à l'unité indistincte de l'essence primitive. Mais seulement, sans doute, pour que celle-ci emploie l'inépuisable énergie vitale dont elle est douée à provoquer sans cesse de nouvelles éclosions, et son invincible puissance à provoquer des destructions nouvelles.