Mode d'emploi de la raison/Physique, psychologie et éthique
Qu'est-ce que la matière ?
[modifier | modifier le wikicode]Je dis que ce qui possède une puissance, quelle qu'elle soit, soit d'agir sur n'importe quelle chose naturellement pareille, soit de pâtir - même dans un degré minime, par l'action de l'agent le plus faible, et même si cela n'arrive qu'une seule fois - tout cela, je dis, existe réellement. Et, par conséquent, je pose par définition qui définit les êtres que ceux-ci ne sont autre chose que puissance. (Platon, Le Sophiste ou De l'Être, 247e, traduit par Nestor L. Cordero)
Un être matériel doit être détectable. Si aucun détecteur ne permet de le détecter alors il n'est pas matériel.
La détection des êtres matériels dépend de leurs interactions.
Si A agit sur B, A agit et B pâtit.
Un être détecté agit sur le détecteur. Donc un être qui n'agit sur aucun être matériel ne peut pas être matériel. Les lois de la physique imposent en outre qu'un être qui agit doit aussi pâtir. Pour être matériel, un être doit donc interagir avec d'autres êtres matériels. Est-ce une condition suffisante ?
Descartes a supposé qu'une âme est une substance immatérielle qui interagit avec le corps. Mais la physique n'a jamais trouvé une telle substance immatérielle et ses lois d'interaction avec la matière. Autant qu'on sache, la matière interagit seulement avec la matière. On peut donc adopter comme principe :
Un être est matériel si et seulement si il interagit avec d'autres êtres matériels.
La nature de la matière est d'interagir avec la matière. Les propriétés d'un morceau de matière (particule élémentaire, atome, molécule, matériau solide, liquide ou gazeux...) sont toujours déterminées par ses façons d'interagir avec les autres morceaux de matière. La matière fait toujours ça, interagir avec la matière, et rien d'autre. Il n'y a rien de plus à connaître sur la matière que ses interactions. Quand on sait comment des êtres matériels interagissent, on sait tout ce qu'il y a à savoir sur eux.
On est sensible à un être quand il agit sur nos sens. Nos organes sensoriels sont spécialisés pour subir l'action des objets extérieurs. Ils ne suffisent pas pour connaître tous les êtres matériels et toutes leurs interactions, mais ils apportent tout de même beaucoup d'informations. Les instruments d'observation et de mesure, et tous les systèmes de détection que nous pouvons construire, sont comme des prothèses sensorielles. Ils étendent le champ de la perception. Ils nous font connaître des êtres matériels auxquels les sens ne sont pas directement sensibles. Ils nous révèlent d'autres formes d'action et de sensibilité.
La matière peut toujours être détectée parce que sa nature est d'interagir. Dès qu'elle agit sur un autre morceau de matière, celui-ci est un détecteur. Nos sens, complétés par tous les systèmes de détection concevables, nous permettent donc en principe de connaître tous les êtres matériels et toutes leurs propriétés. Rien ne peut rester caché. Tout peut être perçu, parce que la nature de la matière est d'être perceptible.
Lorsque nous percevons un objet avec nos sens nous croyons le connaître ainsi. Par exemple, si nous voyons que le mur est blanc, nous croyons naturellement qu'il est vraiment blanc. Mais n'est-ce pas une erreur ? Tout ce que nous savons c'est que nos yeux nous donnent une sensation de blanc. Le blanc semble être sur le mur mais il est surtout sur nos yeux. Il se pourrait même que le mur n'existe pas, que nous ayons seulement l'illusion d'un mur blanc. Faut-il en conclure que nous ne connaissons jamais le monde extérieur, que nous pouvons seulement connaître nos sensations et nous-mêmes, que la perception est toujours introspective ?
Le mur est vraiment blanc parce qu'il est capable de faire de l'effet sur tous les êtres sensibles à la lumière blanche, et en particulier parce qu'il est capable d'exciter la sensation de blanc sur nos yeux . Plus généralement toutes les propriétés et toutes les relations qui déterminent l'existence d'un être matériel sont détectables par d'autres êtres matériels. Nous n'avons donc pas à craindre que la perception nous prive malicieusement de ce qu'elle semble nous donner, des représentations vraies des êtres perçus.
Mais cet argument en faveur de la vérité des perceptions semble prouver beaucoup trop, puisqu'il suggère que toutes les perceptions devraient être vraies. Si la propriété détectée est toujours la propriété d'être détectable ainsi, il s'ensuit que toute détection est vraie, puisque ce qui est détecté est nécessairement détectable ainsi. Comment les fausses perceptions peuvent-elles alors exister ?
La possibilité de la fausseté vient de l'existence d'une norme de vérité. Si un instrument de mesure n'a pas été correctement étalonné, il fournit un résultat faux. Le résultat est faux seulement par référence à l'étalon de mesure. Il en va de même pour la perception. Elles ne peuvent être fausses que s'il y a une norme qui détermine ce qui doit être perçu. En l'absence de norme, elles sont toujours vraies, parce qu'elles révèlent toujours l'effet de l'objet sur nos sens. Même une perception fausse révèle une vérité sur l'objet, parce qu'il est vrai qu'il peut être ainsi perçu.
L'être de la matière est de faire de l'effet sur la matière. C'est ainsi qu'elle apparaît. La matière apparaît telle qu'elle est parce que son être est d'apparaître.
Qu'est-ce que l'esprit ?
[modifier | modifier le wikicode]La psychologie est la science de l'esprit.
Un esprit est un être qui perçoit, imagine, est ému, décide et agit.
La volonté est la capacité de décider et de se tenir à ses décisions. La parole est une action. La pensée est l'imagination de la parole. L'attention est une forme de perception dirigée ou non par la volonté.
L'imagination est comme une perception de l'absent, du passé, de l'avenir ou du seulement imaginaire. La perception est comme une imagination du présent, dirigée par les sensations.
Un esprit est conscient de soi. Il a conscience qu'il perçoit, qu'il imagine, qu'il est ému, qu'il décide et qu'il agit, comme s'il se percevait lui-même.
La conscience est toujours conscience d'elle-même. On ne peut pas être conscient de ce qu'on voit sans avoir conscience qu'on le voit. Quelle que soit le façon d'être conscient, on ne peut pas être conscient sans être conscient d'être conscient. On pourrait craindre que cela conduise à une régression à l'infini : on peut pas être conscient sans être conscient d'être conscient d'être conscient, et ainsi de suite à l'infini. Mais être conscient et être conscient d'être conscient sont inséparables. Ce ne sont pas deux moments de conscience, mais un seul. Être conscient sans être conscient de l'être semble inconcevable, et ce n'est pas notre façon d'être conscient. De même, être conscient d'être conscient d'être conscient n'est pas un nouveau moment de conscience qui viendrait s'ajouter au précédent. C'est toujours simplement être conscient. La conscience de soi n'est donc pas exposée à une régression à l'infini.
Pour agir sur le monde et sur lui-même, un esprit doit s'adapter à la réalité extérieure et intérieure.
Pour percevoir le monde extérieur et agir sur lui, un esprit doit interagir avec lui. Un esprit doit donc avoir un corps.
Le système nerveux, y compris le cerveau, est un réseau de neurones qui relie les organes sensoriels aux organes effecteurs, tout particulièrement les muscles. Il nous rend capable de percevoir et d'agir sur la réalité extérieure et intérieure.
Nous ne savons pas comment la conscience apparaît à partir de la vie du corps. Qu'est-ce qui fait la différence entre un réseau de neurones avec une conscience et un réseau de neurones sans conscience ? (Chalmers, The Conscious Mind, 1995)
Toutes les parties du cerveau dévouées à la perception, l'imagination et l'émotion peuvent contribuer à la décision. Toutes les parties du cerveau dévouées à l'action, la perception, l'imagination et l'émotion doivent obéir aux décisions qui ont été prises, même l'émotion, parce que nous sommes capables de la maîtriser. Mais il n'y a pas de chef qui prendrait des décisions comme un dictateur. La décision est le résultat d'une délibération collégiale à laquelle toutes les formes de la perception, de l'imagination et de l'émotion peuvent participer. Le cerveau d'un être conscient est comme une administration centralisée sans administrateur central (Shallice, Baars, Changeux, Dehaene...). Les décisions imposées à la collectivité sont prises par la collectivité sans qu'elle ait un chef.
Je ne peux pas penser que je pense sans penser que je suis, parce que je suis ceci qui pense. Je pense donc je suis. Mais cet argument de Descartes n'est pas vraiment concluant. Il vaudrait mieux dire je pense donc je ne suis pas, parce qu'il n'y a que des pensées et il n'y a rien qui pense.
Un esprit n'est rien de plus qu'un flot de perceptions, de rêves, de pensées, de souvenirs, d'émotions, de décisions et d'actions. L'être d'un esprit est d'être ce flot, ou cette réunion. La distinction des personnes est semblable à la distinction des rivières. Elles sont séparées mais elles sont toutes faites de la même eau, et elles ne sont rien de plus que cette eau.
En enseignant que le soi n'existe pas, le Bouddha enseigne en même temps comment être délivré de la haine. On a la haine quand on croit qu'on a un soi qui est attaqué. Mais s'il n'y a pas de soi, il n'y a personne qui est attaqué, et la haine disparaît.
C'est le royaume qui fait le roi
De même la pensée fait le moi
A tout moment je me construis
En me disant ce que je suis
Mais si je désire vivre libre
Je dois faire mien ce qui est bien
Afin qu'en moi vibre la fibre
Du divin tendu vers l'humain
Alors mes actes sont l'apparence
Comme les caresses pour la tendresse
La danse et la vie de l'Essence
Qu'est-ce que la parole ?
[modifier | modifier le wikicode]Une parole est une succession de mots qui a du sens.
Comment une succession de mots peut-elle avoir du sens ?
On perçoit toujours les êtres en percevant leurs propriétés et leurs relations, donc en percevant des concepts.
L'imagination est une simulation de la perception. Elle attribue des concepts à des êtres absents, comme s'ils étaient présents et perçus.
Avec la parole, nous pouvons dire ce que nous percevons et imaginer ce que nous disons. Nous pouvons dire ce que nous percevons parce que nous pouvons nommer les concepts. Nous pouvons imaginer ce que nous disons parce que nous pouvons simuler la perception des concepts que nous nommons. Le nom d'un concept est comme une note sur une partition. La simulation de la perception de ce concept est comme entendre cette note. Les paroles sont comme les partitions de nos rêves.
Qu'est-ce que le bien ?
[modifier | modifier le wikicode]L'éthique est la science du bien et du mal.
Il est toujours sot de faire le mal ou de ne pas le faire le bien alors qu'il faut le faire. L'intelligence est toujours de s'adapter à la réalité, extérieure et intérieure, pour faire le bien, autant qu'on peut et qu'il convient.
Le bien fondamental est d'avoir un esprit sain dans un corps sain. Les biens fondamentaux sont la santé du corps, bien percevoir, bien imaginer, bien s'émouvoir, bien décider et bien agir.
Cette liste des six biens fondamentaux est semblable à celle des huit biens fondamentaux donnée par le Bouddha
comme la voie octuple.
Les biens dérivés sont des moyens d'atteindre les biens fondamentaux.
Bien agir est toujours agir pour le bien. Bien décider est toujours décider de bien agir.
Bien s'émouvoir 'est toujours s'émouvoir pour s'adapter à la réalité, ce n'est pas se sentir toujours bien. Même les souffrances peuvent être de bonnes émotions si elles nous aident à nous adapter à la réalité. Bien s'émouvoir est toujours s'émouvoir pour bien décider et bien agir.
Bien imaginer est toujours imaginer pour bien décider, bien agir, bien percevoir et bien s'émouvoir.
Bien percevoir est toujours percevoir pour bien décider, bien agir, bien imaginer et bien s'émouvoir.
Les maux fondamentaux sont la mauvaise santé du corps, mal percevoir, mal imaginer, mal s'émouvoir, mal décider et mal agir.
Un esprit doit vouloir son propre bien, mais cela ne suffit pas. Ne pas vouloir le bien des autres esprits est un mal, parce que c'est faire un mauvais usage de sa volonté. On reconnaît ainsi le principe fondamental de l'éthique :
Le bien d'un esprit est de vivre pour le bien de tous les esprits.
Ce principe n'impose pas de renoncer complètement à son propre intérêt. Faire son propre bien est un bien. Mais un esprit qui ne se sert pas de sa puissance pour le bien des autres est un esprit faible, un esprit qui ne s’accomplit pas. Une main séparée du corps n'est pas une main, mais seulement un morceau de cadavre (Aristote, Pascal). L'égoïsme est un rabougrissement de l'esprit.
Quand on sait vraiment rendre service, on fait son propre bien en même temps que celui d’autrui, et on révèle qu’on est vraiment compétent, vraiment fort, vraiment puissant, vraiment bien.
Que le bien d'un esprit est de vivre pour le bien de tous les esprits peut entendu comme un principe communiste, ou socialiste : le bien, c'est la bonne communauté. Il n'y a pas de bien sans une bonne société. Mais il peut aussi être adopté par une droite conservatrice, qui peut affirmer par exemple que le meilleur pour tous est la protection des intérêts privés.
Vivre pour le bien d'autrui requiert de le considérer comme une fin, jamais seulement comme un moyen. On obtient ainsi une des formulations de l'impératif catégorique de Kant :
"Agis de telle sorte que tu traites l’humanité aussi bien dans ta personne que dans celle de tout autre toujours en même temps comme une fin, et jamais simplement comme un moyen." (Kant, Fondements de la métaphysiques des mœurs, 1785, traduits par V. Delbos, p.42)
Que le bien d'un esprit est de vivre pour le bien de tous les esprits, a une conséquence immédiate : pour vouloir le bien d'un esprit il faut vouloir qu'il veuille le bien, puisque son bien est de vivre pour le bien, et donc de le vouloir. Par exemple, les parents veulent le bien de leurs enfants en voulant qu'il deviennent d'honnêtes citoyens. Mais comment fait-on ? Et sommes-nous capables de le faire ? N'est-ce pas demander l'impossible ?