Introduction à la sociologie/L'évolution de la pensée sociologique/L'institutionnalisation de la sociologie
Dans les chapitres qui viennent, nous étudions l'évolution de la sociologie à travers deux dimensions principales : sa dimension institutionnelle et sa dimension théorique. Les deux sont bien sûr intimement liées comme nous allons le montrer à présent.
L'institutionnalisation de la sociologie.
[modifier | modifier le wikicode]L'affirmation de la sociologie comme corps de connaissances autonome est assez récente au regard de l'histoire de la science. En effet, ce n'est vraiment qu'à partir de la fin du 19ème siècle qu'elle trouve sa forme actuelle et devient suffisamment consistante pour qu'on puisse la discerner d'autres sciences humaines et sociales qui lui sont voisines : la science politique, l'Économie, le Droit et la Psychologie. Pourtant, dès la fin du 18ème siècle, elle pouvait prétendre à revendiquer l'héritage d'une longue tradition philosophique et politique. Car la réflexion sur la société avait connu des déploiements considérables durant les 16ème et 17ème siècles. Curieusement, il faudra cependant patienter encore longtemps pour que l'idée d'une science de la société, objective et détachée de son inscription sociale s'impose aux esprits et devienne presque aussi naturelle que celle d'une science de la matière émancipée des questions morales et religieuses. Nous allons ici donner quelques pistes de réflexions tirées de données historiques pour comprendre cette évolution.
La nature de la réflexion sociale[1] jusqu'au 19ème siècle.
[modifier | modifier le wikicode]La science sociale, que ce soit durant les Lumières ou au 19ème siècle, présente deux grandes caractéristiques : d'une part, elle est souvent le fait de penseurs, ou de communautés de penseurs qui demeurent isolés par rapport aux institutions officielles de contrôle et de diffusion du savoir, d'autre part, elle n'est pas encore séparée de la philosophie, de l'économie politique, du Droit ou de la Morale. Qui plus est, il n'y a pas durant les Lumières une spécialisation de la pensée qui fixe les domaines de compétences en fonction des diplômes, et par conséquent les philosophes, jusqu'au 18ème siècle sont souvent polyvalents. Par exemple, Copernic, Fibonacci, Oresme, Newton entreprendront, parallèlement à leurs travaux en sciences de la Nature ou en mathématiques, des travaux à la demande des marchands pour traiter des questions économiques[2]. Nous pouvons également remarquer que le discours utopiste fait souvent partie intégrante de la réflexion sociale. La frontière entre ce qui relève de l'imaginaire, de la parabole, et ce qui relève de la réalité sociale objective s'avère plus ou moins poreuse. Tout se passe comme si la société et la nature humaine était un sujet ouvert, à la portée de tous, où chacun pouvait donner son opinion sur les changements qu'il souhaiterait voir advenir. La séparation entre l'action sociale et l'observation sociale n'est pas rigoureusement établie. En réalité, il n'y a pas encore de démarche stricte dans la réflexion sociologique, comme il peut y en avoir maintenant, qui verrait se succéder, dans un premier temps une observation désintéressée des propriétés d'un monde social objectif, puis dans un deuxième temps sa transformation éventuelle. La société paraissait-elle aux penseurs de l'époque beaucoup plus malléable ou bien moins objective qu'aujourd'hui ? Ou n'étaient-ils pas encore parvenus à faire la séparation entre le discours idéalisé et la réalité sociale telle qu'elle est vécue ? Ou au contraire, notre époque s'est-elle à ce point familiarisée avec l'idée d'une société immuable ou d'une société qui suit un développement incontrôlable, qu'elle en a conclu que les discours du 18ème et du 19ème siècle n'étaient que pures utopies ?
Sans prétendre répondre à cette question qui demanderait une longue réflexion sur les rapports entre objectivité, pensée et action, et qui de ce fait dépasserait de loin nos ambitions présentes, remarquons qu'elle devrait être d'emblée nuancée par la variabilité de la réflexion sociale durant la Renaissance. En effet, différentes tendances traversent la philosophie sociale jusqu'au milieu du 19ème siècle. Si certains auteurs se plaisent à inventer des mondes utopiques (More, Saint-Simon, Fourier), d'autres adoptent plus volontiers le style de la parabole pour décrire (ou dénoncer) la réalité sociale de leur temps (Voltaire, Montesquieu). Quant aux descriptions idéalisées d'un état de nature, chères à Rousseau ou à Hobbes, elles pourraient s'interpréter comme des constructions théoriques qui visent avant tout à rendre compréhensible la logique qui sous-tend les rapports sociaux et l'organisation sociale afin de déterminer de grands principes normatifs qui serviront de guide à l'action sociale[3].Il est intéressant de noter à ce sujet que les philosophes qui exerceront un rôle de conseiller auprès du pouvoir, produiront une réflexion sociale beaucoup plus pragmatique. Nous pensons ici par exemple à Machiavel ou aux physiocrates.
L'inscription sociale de la pensée sociologique.
Jusqu'au milieu du 19ème siècle, la réflexion sociologique transite également par des réseaux fort différents de ceux que nous connaissons aujourd'hui. La vie intellectuelle n'étant pas nécessairement dépendante de la pratique de l'enseignement universitaire, elle est peu institutionnalisée. Mais cela ne l'empêche pas de s'appuyer sur des institutions isolées et sur des moyens de diffusion divers (publications, correspondances, ...) qui lui confèrent un rudiment d'organisation. La diffusion des textes à grande échelle, rendue possible par les progrès de l'imprimerie, a du jouer de ce point de vue un rôle important dans le développement de la réflexion sociale. Abolissant les frontières, elle autorisait la circulation et la conservation des idées sur de grandes distances et les rendaient accessibles à un nombre de personnes toujours plus grand. Il est alors probable que la réflexion sociale, avant la fin du 19ème siècle, bien qu'elle ne recourait pas aux mêmes canaux de communication qu'aujourd'hui, ait été attachée à des groupes sociaux qui avaient développé leur propres moyens d'expression et qui maintenaient des contacts internes. Ces contacts devaient être sporadiques, relativement localisés, peu hiérarchisés et limités à des spécialistes, mais tout de même suffisamment nombreux pour assurer la continuité et la normalisation des idées.
Comme le montre André Guesclin (1998), la naissance de l'économie sociale et de la sociologie fut ainsi conditionnée par la montée du mouvement ouvrier. De Saint-Simon à Durkheim, les penseurs de la condition sociale ne sont pas isolés de la communauté ouvrière, et les idées qu'ils développent sont parfois incorporées dans les pratiques ouvrières (mutualisme, associationnisme). Il y a un échange de bons procédés entre le théoricien et la base sociale qui l'accueille. Il s'en suit que bon nombre d'entre eux trouvent une écoute et des moyens d'expressions en fonction des sensibilités politiques et sociales que leurs travaux évoquent. Cette réflexion sociale se développe là encore par le biais de réseaux parallèles. La question devient alors de savoir si l'évolution des réseaux de communication durant les diverses époques (religion, lumières, socialisme, université) et des conditions sociales a exercé une influence sur la nature de la sociologie.
Les liens entre le changement social et la réflexion sociale.
[modifier | modifier le wikicode]Ce que nous pouvons déjà souligner avec certitude, c'est que cette réflexion sur la société s'est accompagnée de changements sociaux majeurs. On reconnaît d'ailleurs généralement que l'affaiblissement de la religion et la montée d'une bourgeoisie intellectuelle ont très certainement libéré la réflexion sociale du carcan traditionaliste et religieux. Ce ne sont toutefois pas les seules raisons. On peut également invoquer :
- La découverte de civilisations différentes. Elle conduit à une observation critique des mœurs de la civilisation occidentale. Elle inspirera par exemple des réflexions critiques à Montaigne sur la peine de mort.
- Le schisme entre protestants et catholiques, le développement du capitalisme et des villes (Braudel, 1985) joueront aussi très certainement un rôle important dans le développement d'une réflexion sur l'organisation sociale, dans la mesure où ils entraînent : 1. le rejet des traditions (pour le commerce ou contre les mœurs catholiques), 2. la coexistence de points de vue différents sur la nature du monde et de la société.
- D'autres facteurs vont également intervenir. La rationalisation du Droit et de l'organisation sociale, conjuguée avec l'apparition de phénomènes systémiques (Giddens, 1984) difficiles à réguler et plus ou moins incontrôlables (inflation, pauvreté, crises, ...), vont entraîner le développement d'une science administrative qui étudie les phénomènes sociaux par « le haut. » D'où la généralisation des études statistiques.
- Enfin le développement de la concurrence commerciale conduit à un éclatement des solidarités traditionnelles et à une rationalisation des conditions de travail. Il entraîne de ce fait un clivage de la société en deux classes qui vont développer des points de vue contradictoires sur la société et l'organisation du travail.
Ces facteurs ont donc semble-t-il, deux conséquences importantes : d'une part, avec le déclin de la religion et l'amenuisement des traditions sociales, il semble possible de transformer l'organisation sociale de manière rationnelle, d'autre part, ce changement doit s'accompagner d'une réflexion sur la société. Un extrait de Charles Fourier, penseur utopiste du 19ème siècle reflète bien les espoirs et désillusions qui traversent cette époque : « Le progrès de l'industrie n'est qu'un leurre pour la multitude. Dans l'Angleterre tant vantée, la moitié de la population est réduite à travailler 16 heures par jour, une partie même dans des ateliers infects, pour gagner sept sous de France dans un pays où la subsistance est plus coûteuse qu'en France. Combien la nature est sage en inspirant aux sauvages un profond dédain pour cette industrie civilisée, fatale à ceux qui l'exercent et profitable seulement aux oisifs et à quelques chefs. »
Par conséquent, jusqu'au milieu du 19ème siècle, il n'y a pas, répétons-le, de césure très nette entre la réflexion sociale et l'action collective. Sans le formuler rigoureusement, nous pourrions avancer que la réflexivité du social est sous-entendue dans le discours social. Qu'entend-on par là ? Selon André Orléan, « La différence entre sciences sociales et sciences de la nature tient à la « réflexivité du social » : les hommes apprennent et modifient leurs comportements et leurs croyances à mesure que leurs connaissances s'accroissent. Pour cette raison, le seul énoncé public d'une loi provoque des comportements nouveaux qui peuvent invalider la « loi » qui avait été découverte (...). Il existe donc une boucle entre les théories et les faits, laquelle est propre aux sciences sociales : les énoncés sont aussi des produits sociaux qui sont utilisés par les acteurs économiques [et sociaux]. »[26] La distinction entre les lois sociales, les lois naturelles et les règles sociales s'avère finalement assez complexe. Que la société soit une contrainte objective qui a ses lois propres sera souvent contestée. Cela paraît normal puisque la croyance dans l'objectivité ou dans la nécessité d'une règle est constitutive de cette règle. Donc, si nous mettons à ne plus y croire... En outre, la prise de conscience consécutive à l'observation d'une situation sociale ne provoque pas nécessairement une attitude fataliste, passive, elle peut entraîner dans le même temps, un véritable désir de changement ou plus modestement de participation. Or, c'est bien ce qui caractérise la philosophie des lumières et le socialisme. La description de la société s'accompagne toujours d'une composante normative, cela d'autant plus que comme nous l'avons fait remarquer, les théories sociales sont souvent rattachées à des groupes sociaux. Et ce qui est surprenant, c'est que leur volonté s'est plus ou moins réalisé, ils ont montré que le changement social programmé était possible. Si nous vivons aujourd'hui dans une démocratie dotée d'un système de protection sociale, c'est en partie grâce à l'influence des Lumières et des libéraux qui ont lutté pour l'instauration d'une démocratie constitutionnelle (Hayek, 1994), et à celle des mouvements socialistes qui ont lutté pour que des lois protégeant les individus de l'exploitation économique soient appliquées. Mais il faut remarquer que cette volonté de changement va se heurter à des contraintes objectives. Il y a des effets d'agrégation sociétaux que les individus ne peuvent contrôler sans effectuer des transformations de grande ampleur. Par exemple, contrôler la démographie suppose des politiques complexes et une connaissance minimale de certains mécanismes sociaux. En outre, toute transformation sociale doit faire face à des résistances du corps social. La nature humaine est capricieuse, elle obéit à certaines logiques et on ne peut la modifier à souhait. Telle est peut être la conclusion après les échecs successifs des différentes révolutions, auxquels sont finalement parvenus les théoriciens de la fin du 19ème siècle. Ce n'est pas la seule raison, car toute tentative de changement social, quelle que soit l'échelle, se heurte à un problème de taille : celui du choix de l'orientation de la société et de sa compatibilité avec les choix individuels. Il y aura forcément des divergences de point de vue entre les acteurs. Par exemple, une politique qui vise à abolir la peine de mort peut diviser le corps social. Plusieurs situations pour trancher sont alors possibles. Elles traduisent différentes sensibilités politiques :
- On peut considérer que le changement social est incompatible avec la liberté individuelle. Il y a trop d'intérêts divergent. Par conséquent, il ne doit pas y avoir de contrôle social global. La société soit suivre son propre cours, et il ne faut pas chercher à la modifier. C'est la thèse libérale (Hayek). Cette thèse contient une variante, la thèse anarchiste. Prônant la liberté individuelle, elle considère que la société doit être organisée selon la règle du consentement commun, toute forme de coercition (État, traditions, religion, démocratie, etc.) devant être rejetée (Proudhon).
- On peut affirmer au contraire que le changement social est souhaitable. Le lien entre la théorie et la pratique doit être mis au service de l'amélioration sociale. L'existence de problèmes sociaux, et leur mise en évidence ne doivent pas entraîner la passivité. L'Homme peut, et doit prendre son destin en main pour aller vers le progrès. C'est la thèse socialiste, ou la thèse « démocratique » dans sa version pluraliste. La coercition de la société sur l'individu est souhaitable, bien qu'elle doive être encadrée. Remarquons qu'à une échelle plus réduite, c'est la thèse qui prévaut. Dans une entreprise, l'organisation est rationalisée pour faire face à la concurrence et par conséquent, la liberté individuelle importe peu, elle est soumise à l'objectif de l'organisation et de la direction. Paradoxalement, la libre entreprise entraîne donc une organisation au niveau méso-social qui n'a rien de libéral. Nous pouvons ajouter que cette organisation sociale peut facilement conduire à des dérives totalitaires. Hayek (1988) soulignera par exemple le danger d'une intervention croissante de l'État dans l'organisation sociale et économique qui risque selon lui d'entraîner inéluctablement la société vers le totalitarisme. Sa thèse a bien sûr été critiquée abondamment.
- Enfin, les marxistes soulignent que la liberté individuelle est de toute manière impossible dans la vie en société, dans la mesure où il existe des déterminants sociaux ou historique latents sur l'action et les représentations individuelles et sociales. Par conséquent, l'Homme n'est pas libre, il n'a que l'illusion de l'être. Il est en fait emprisonné dans des rapports de domination dont il ne peut se défaire que par une prise de conscience et par une action sociale généralisée. Dans le cas contraire, sans prise de conscience, sa volonté de changement serait elle-même déterminée par les intérêts sociaux de son groupe d'appartenance.
Vers une objectivation, une spécialisation et une autonomisation croissante de la sociologie.
[modifier | modifier le wikicode]C'est peut être la prise en compte de ces difficultés qui va amener les sciences sociales à s'orienter vers une scientificité croissante. Nous pouvons supposer à cet égard que l'institutionnalisation de la sociologie a été fortement déterminée par cet environnement social dominé par de violents conflits idéologiques. Par conséquent, le contenu des disciplines en sciences sociales (et probablement la séparation entre certaines disciplines comme les sciences économiques et la sociologie) aurait été en grande partie influencée par les intérêts des groupes sociaux (ou des mondes sociaux (Strauss) à l'organisation souvent informelle) qui les ont institués ou qui sont parvenus à contrôler les institutions de contrôle et de légitimation de la connaissance. Ajoutons que les institutions universitaires étaient à l'origine des institutions dépendantes du clergé avant d'être conquises par les États. Leur organisation était donc fondée sur une organisation hiérarchique rigide et une transmission du savoir basée sur le traditionalisme (les recherches doivent prendre appui sur les travaux antérieurs), cette configuration institutionnelle a très certainement influé sur la nature ultérieure de la sociologie. Une telle proposition resterait bien sûr à prouver. Mais quoi qu'il en soit, l'institutionnalisation de la réflexion sociale a au moins deux conséquences :
- En premier lieu, elle implique une objectivation croissante du social. On peut y voir au moins trois raisons. Premièrement, les sciences sociales sont dès la fin du 19ème siècle, instrumentalisées, elle servent souvent les intérêts de l'État (par exemple : Le Play et son école), et celui-ci a besoin de moyens pour récolter des données afin de mieux contrôler la base sociale. Deuxièmement, l'influence des sciences naturelles sur les sciences sociales implique une distanciation croissante entre l'objet social et son observateur. Pour les sociologues, le monde social commence à obéir à des lois, la réflexivité sociale n'est plus prise en compte et le sociologue doit se garder d'intervenir dans le déroulement de la vie sociale ou de juger ce qu'il observe. Il s'en suit une objectivation croissante de la société. L'apogée de cette tendance sera probablement atteinte avec le modèle structuro-fonctionnaliste parsonien qui légitime complètement la structuration formelle de la société (et donc les pouvoirs qui en découlent). Mais remarquons que même dans les sciences économiques, qui envisagent le social dans une perspective dynamique, il subsiste une bonne dose de fatalisme. Dans la perspective micro-économique orthodoxe, la société est censée fonctionner selon des mécanismes de régulation marchands auxquels on ne peut se soustraire. Et bien qu'ils n'aient jamais apporté une preuve empirique irréfutable de l'existence de ces mécanismes, les économistes continuent à croire fermement en leur existence. N'y a-t-il pas alors réification du marché. Pareillement, un des moyens de légitimer la hiérarchie sociale, c'est de supposer que les jeux de pouvoir et de domination sont innés chez l'être humain. Mais la notion même de pouvoir (et de relation) est complexe, et elle cristallise peut être abusivement dans le langage une grande variété de phénomènes sociaux différents. Nous voyons alors que le processus d'objectivation du monde social, entamé au 19ème siècle s'accompagne d'un processus de réification du social. Supposer que la construction du social obéit à des processus figés, ou que la société évolue selon une progression logique revient au même. Troisièmement, l'idée que la société doit être envisagée comme un tout solidaire qui suit des lois précises est naturellement cohérente avec les idées républicaines ou socialistes. Inversement, l'idée que la société et l'économie s'ordonnent spontanément si elles sont guidées par la rationalité individuelle légitime bien sûr l'organisation marchande de la société. L'institutionnalisation de la sociologie permet donc l'expression de groupes sociaux dans la vie politique et intellectuelle. Il faut alors remarquer qu'il est possible que cette institutionnalisation qui se produit à travers la naissance de leaders intellectuels ait eu elle-même des effets sur le corps social (uniformisation : un seul leader impose son point de vue; effets de feed-back : la pensée du leader a un rôle uniformisant sur les réflexions des individus qui adhèrent à cette idéologie, orientation du débat, etc.).
- En deuxième lieu, un des résultats de l'institutionnalisation des sciences sociales est que la réflexion sociale devient progressivement une affaire de spécialiste. Par conséquent, sont exclus de cette réflexion une grande partie des « profanes ». Cela a deux conséquences. Pour que leur réflexion sur la société soit prise au sérieux, les individus sont obligés d'adopter le langage et les problématiques pertinentes dans le milieu universitaire, or cela transforme de fait leur perception des problèmes sociaux. Deuxièmement, l'élitisme universitaire et la tradition universitaire (qui oblige à positionner la réflexion dans la prolongation de ce qui a déjà été dit) tendent à légitimer[28] certains termes, certaines problématiques propres à la position sociale des universitaires, et de ce fait l'écart qui se creuse entre la réflexion sociale et la pratique de terrain tend à faire de la science sociale une vision déformée de la réalité sociale. En plus comme souvent, certaines propositions sont idéologiquement incompatibles, il s'en suit une déformation de plus en plus grande, chacun développant des problématiques dans son domaine et ignorant celles des autres. Ajoutons que les contraintes de publication rendent impossible des écarts trop grands par rapport aux idées et normes en vigueur (concepts, thématiques, etc.) qui dominent ces courants (Judith Lazar, 2001). Il s'en suit, comme le montre Feyerabend, un appauvrissement des idées qui circulent au sein de l'élite universitaire. Cette autonomisation a également une autre conséquence : comme elle isole la science sociale de la base sociale, l'action sociale devient isolée de la réflexion sociale. En outre, les recherches étant généralement commanditées par l'État, il peut s'en suivre une certaine connivence entre les thèmes commandées, les propositions théoriques et la sélection des faits observés.