Étude d'un texte de la Boétie
Ainsi le tyran asservit les sujets les uns par le moyen des autres, et est gardé par ceux desquels, s’ils valaient rien, il se devrait garder ; et, comme on dit, pour fendre du bois il fait des coins du bois même. Voilà ses archers, voilà ses gardes, voilà ses hallebardiers ; non pas qu’eux-mêmes ne souffrent quelquefois de lui, mais ces perdus et abandonnés de Dieu et des hommes sont contents d’endurer du mal pour en faire, non pas à celui qui leur en fait, mais à ceux qui en endurent comme eux, et qui n’en peuvent mais. Toutefois, voyant ces gens-là, qui nacquetent (¹) le tyran pour faire leurs besognes de sa tyrannie et de la servitude du peuple, il me prend souvent ébahissement de leur méchanceté, et quelquefois pitié de leur sottise : car, à dire vrai, qu’est-ce autre chose de s’approcher du tyran que se tirer plus arrière de sa liberté, et par manière de dire serrer à deux mains et embrasser la servitude ? Qu’ils mettent un petit à part leur ambition et qu’ils se déchargent un peu de leur avarice, et puis qu’ils se regardent eux-mêmes et qu’ils se reconnaissent, et ils verront clairement que les villageois, les paysans, lesquels tant qu’ils peuvent ils foulent aux pieds, et en font pis que de forçats ou esclaves, ils verront, dis-je, que ceux-là, ainsi malmenés, sont toutefois, au prix d’eux, fortunés et aucunement libres. Le laboureur et l’artisan, pour tant qu’ils soient asservis, en sont quittes en faisant ce qu’ils ont dit ; mais le tyran voit les autres qui sont près de lui, coquinant et mendiant sa faveur : il ne faut pas seulement qu’ils fassent ce qu’il dit, mais qu’ils pensent ce qu’il veut, et souvent, pour lui satisfaire, qu’ils préviennent encore ses pensées. Ce n’est pas tout à eux que de lui obéir, il faut encore lui complaire ; il faut qu’ils se rompent, qu’ils se tourmentent, qu’ils se tuent à travailler en ses affaires et puis qu’ils se plaisent de son plaisir, qu’ils laissent leur goût pour le sien, qu’ils forcent leur complexion, qu’ils dépouillent leur naturel ; il faut qu’ils se prennent garde à ses paroles, à sa voix, à ses signes et à ses yeux ; qu’ils n’aient ni œil, ni pied, ni main, que tout ne soit au guet pour épier ses volontés et pour découvrir ses pensées. Cela est-ce vivre heureusement ? cela s’appelle-il vivre ? est-il au monde rien moins supportable que cela, je ne dis pas à un homme de cœur, je ne dis pas à un bien né, mais seulement à un qui ait le sens commun, ou, sans plus, la face d’homme ? Quelle condition est plus misérable que de vivre ainsi, qu’on n’aie rien à soi, tenant d’autrui son aise, sa liberté, son corps et sa vie ?
Mais ils veulent servir pour avoir des biens : comme s’ils pouvaient rien gagner qui fût à eux, puisqu’ils ne peuvent pas dire de soi qu’ils soient à eux-mêmes ; et comme si aucun pouvait avoir rien de propre sous un tyran, ils veulent faire que les biens soient à eux, et ne se souviennent pas que ce sont eux qui lui donnent la force pour ôter tout à tous, et ne laisser rien qu’on puisse dire être à personne. Ils voient que rien ne rend les hommes sujets à sa cruauté que les biens ; qu’il n’y a aucun crime envers lui digne de mort que le dequoi ; qu’il n’aime que les richesses et ne défait que les riches, et ils se viennent présenter, comme devant le boucher, pour s’y offrir ainsi pleins et refaits et lui en faire envie. Ses favoris ne se doivent pas tant souvenir de ceux qui ont gagné autour des tyrans beaucoup de biens comme de ceux qui, ayant quelque temps amassé, puis après y ont perdu et les biens et les vies ; il ne leur doit pas tant venir en l’esprit combien d’autres y ont gagné de richesses, mais combien peu de ceux-là les ont gardées. Qu’on découvre toutes les anciennes histoires, qu’on regarde celles de notre souvenance, et on verra tout à plein combien est grand le nombre de ceux qui, ayant gagné par mauvais moyens l’oreille des princes, ayant ou employé leur mauvaistié ou abusé de leur simplesse, à la fin par ceux-là mêmes ont été anéantis et autant qu’ils y avaient trouvé de facilité pour les élever, autant y ont-ils connu puis après d’inconstance pour les abattre. Certainement en si grand nombre de gens qui se sont trouvés jamais près de tant de mauvais rois, il en a été peu, ou comme point, qui n’aient essayé quelquefois en eux-mêmes la cruauté du tyran qu’ils avaient devant attisée contre les autres : le plus souvent s’étant enrichis, sous l’ombre de sa faveur, des dépouilles d’autrui, ils l’ont à la fin eux-mêmes enrichi de leurs dépouilles.
Les gens de bien mêmes, si toutefois il s’en trouve quelqu’un aimé du tyran, tant soient-ils avant en sa grâce, tant reluise en eux la vertu et intégrité, qui voire aux plus méchants donne quelque révérence de soi quand on la voit de près, mais les gens de bien, dis-je, n’y sauraient durer, et faut qu’ils se sentent du mal commun, et qu’à leurs dépens ils éprouvent la tyrannie. Un Sénèque, un Burre, un Trasée, cette terne de gens de bien, desquels même les deux leur mâle fortune approcha du tyran et leur mit en main le maniement de ses affaires, tous deux estimés de lui, tous deux chéris, et encore l’un l’avait nourri et avait pour gages de son amitié la nourriture de son enfance ; mais ces trois-là sont suffisants témoins par leur cruelle mort, combien il y a peu d’assurance en la faveur d’un mauvais maître ; et, à la vérité, quelle amitié peut-on espérer de celui qui a bien le cœur si dur que d’haïr son royaume, qui ne fait que lui obéir, et lequel, pour ne se savoir pas encore aimer, s’appauvrit lui-même et détruit son empire ?
Or, si l’on veut dire que ceux-là pour avoir bien vécu sont tombés en ces inconvénients, qu’on regarde hardiment autour de celui-là même, et on verra que ceux qui vindrent en sa grâce et s’y maintindrent par mauvais moyens ne furent pas de plus longue durée. Qui a ouï parler d’amour si abandonnée, d’affection si opiniâtre ? qui a jamais lu d’homme si obstinément acharné envers femme que celui-là envers Popée ? Or, fut-elle après empoisonnée par lui-même. Agrippine, sa mère, avait tué son mari Claude, pour lui faire place à l’empire ; pour l’obliger, elle n’avait jamais fait difficulté de rien faire ni de souffrir : donc son fils même, son nourrisson, son empereur fait de sa main, après l’avoir souvent faillie, enfin lui ôta la vie ; il n’y eut lors personne qui ne dit qu’elle avait trop bien mérité cette punition, si ç’eut été par les mains de tout autre que de celui à qui elle l’avait baillée. Qui fut onc plus aisé à manier, plus simple, pour le dire mieux, plus vrai niais que Claude l’empereur ? Qui fut onc plus coiffé que femme que lui de Messaline ? Il la mit enfin entre les mains du bourreau. La simplesse demeure toujours aux tyrans, s’ils en ont, à ne savoir bien faire, mais je ne sais comment à la fin, pour user de cruauté, même envers ceux qui leur sont près, si peu qu’ils ont d’esprit, cela même s’éveille. Assez commun est le beau mot de cet autre qui, voyant la gorge de sa femme découverte, laquelle il aimait le plus, et sans laquelle il semblait qu’il n’eut su vivre, il la caressa de cette belle parole : « Ce beau col sera tantôt coupé, si je le commande. » Voilà pourquoi la plupart des tyrans anciens étaient communément tués par leurs plus favoris, qui, ayant connu la nature de la tyrannie, ne se pouvaient tant assurer de la volonté du tyran comme ils se défiaient de sa puissance. Ainsi fut tué Domitien par Étienne, Commode par une de ses amies mêmes, Antonin par Macrin, et de même quasi tous les autres (¹).
C’est cela que certainement le tyran n’est jamais aimé ni n’aime. L’amitié, c’est un nom sacré, c’est une chose sainte ; elle ne se met jamais qu’entre gens de bien, et ne se prend que par une mutuelle estime ; elle s’entretient non tant par bienfaits que par la bonne vie. Ce qui rend un ami assuré de l’autre, c’est la connaissance qu’il a de son intégrité : les répondants qu’il en a, c’est son bon naturel, la foi et la constance. Il n’y peut avoir d’amitié là où est la cruauté, là où est la déloyauté, là où est l’injustice ; et entre les méchants, quand ils s’assemblent, c’est un complot, non pas une compagnie ; ils ne s’entraiment pas, mais ils s’entrecraignent ; ils ne sont pas amis, mais ils sont complices.
Or, quand bien cela n’empêcherait point, encore serait-il malaisé de trouver en un tyran un amour assuré, parce qu’étant au-dessus de tous, et n’ayant point de compagnon, il est déjà au delà des bornes de l’amitié, qui a son vrai gibier en l’équalité, qui ne veut jamais clocher, ainsi est toujours égale. Voilà pourquoi il y a bien entre les voleurs (ce dit-on) quelque foi au partage du butin, pour ce qu’ils sont pairs et compagnons, et s’ils ne s’entraiment, au moins ils s’entrecraignent et ne veulent pas, en se désunissant, rendre leur force moindre ; mais du tyran, ceux qui sont ses favoris n’en peuvent avoir jamais aucune assurance, de tant qu’il a appris d’eux-mêmes qu’il peut tout, et qu’il n’y a droit ni devoir aucun qui l’oblige, faisant son état de compter sa volonté pour raison, et n’avoir compagnon aucun, mais d’être de tous maître. Donc n’est-ce pas grande pitié que, voyant tant d’exemples apparents, voyant le danger si présent, personne ne se veuille faire sage aux dépens d’autrui, et que, de tant de gens s’approchant si volontiers des tyrans, qu’il n’y pas un qui ait l’avisement et la hardiesse de leur dire ce que dit, comme porte le conte, le renard au lion qui faisait le malade : « Je t’irais voir en ta tanière ; mais je vois bien assez de traces de bêtes qui vont en avant vers toi, mais qui reviennent en arrière je n’en vois pas une. »
Étienne de La Boétie, Discours de la servitude volontaire, Paris, Bossard, (lire sur Wikisource), « Discours de la servitude volontaire », p. 49-102