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Philosophie/Perception

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Selon la définition fournie par le Dictionnaire de Lalande, la perception est « l'acte par lequel un individu, organisant immédiatement ses sensations, les interprétant et les complétant par des images et des souvenirs, s'oppose un objet qu'il juge spontanément distinct de lui, réel et actuellement connu de lui. »

Malgré son apparente clarté, une telle définition contient de nombreuses obscurités ; en les examinant, nous formulerons quelques-unes des problématiques principales qui ont occupé les philosophes.

Les problèmes de la perception

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Activité et passivité de la perception

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La définition de Lalande attire notre attention sur le fait que nous trouvons dans la perception une activité d'un sujet qui organise ses sensations et une passivité de ce même sujet qui reçoit ces mêmes sensations. Le sujet est à la fois actif et passif, et c'est cette dualité qui apparaît former la perception (et qui, par suite, peut former le cadre de ce que l'on nomme expérience). Or, la définition ne nous éclaire pas sur cette dualité. Essayons de la problématiser. Nous proposons les trois formulations suivantes :

  1. la perception est un processus physique, mais elle a en même temps une dimension consciente et phénoménologique : c'est un fait naturel et une perception pour un sujet ;
  2. les perceptions et leurs causes immédiates sont internes (elles ont lieux dans notre corps, dans notre cerveau) et leurs contenus nous apparaissent pourtant à l'extérieur ;
  3. la perception est une réception passive, et cependant il y a également une activité interprétative du sujet.

Avec ces problèmes à l'esprit, nous pouvons alors reformuler la première définition de la manière suivante :

La perception commence avec un processus physique qui cause en nous une représentation ou image (une sensation) ; le sujet interprète ensuite ses sensations comme des qualités ou des propriétés situées dans le monde extérieur.

Cette conception de la perception est une conception classique, et classiquement, elle soulève deux problèmes.

Tout d'abord, c'est une conception manifestement dualiste. Si le processus physique ne paraît pas poser problème (un objet a certains effets sur nos sens), en revanche l'interprétation de ces effets pour le sujet est un processus mental qui fait soudainement passer l'explication de la perception dans un autre domaine : on passe du physique à l'esprit, et on ne voit pas comment cela se produit. De ce fait, on a ici deux problèmes intimement liés. D'une part, l'explication scientifique de la sensation ne paraît pas pouvoir être simplement transposée à l'esprit pour fournir une explication de la perception ; d'autre part, la nature du lien entre le processus physique et le processus mental demeure mystérieux.

Ensuite, dans la description du processus de perception, l'activité du sujet est définie de manière contradictoire. Quand la définition de Lalande nous dit « [...] un individu [...] s'oppose un objet qu'il juge spontanément distinct de lui », elle rend bien compte du fait qu'il y a une activité d'un sujet (par les verbes s'opposer et juger), mais lui retire aussitôt cette activité par la qualité spontanée de l'extériorisation de la perception. Cette conception de la perception fait ainsi du monde extérieur à la fois un donné pour le sujet (le monde m'apparaît spontanément) et une projection du sujet (le monde extérieur est, au moins en partie, le fruit de mon activité). Il y a là une contradiction : si le monde extérieur des perceptions est une projection spontanée, comment pourrait-il entrer dans un processus d'interprétation du sujet ? l'activité du sujet devrait être dans ce cas considérée comme une illusion.

Le sujet et ses perceptions

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Cette dernière idée montre une autre difficulté dans la définition de Lalande : elle suppose l'antériorité d'un sujet sur ses perceptions comme s'il s'agissait d'une évidence.

Mais nous pourrions rejeter la thèse d'un sujet de la perception, au sens actif, et soutenir l'antériorité de la perception sur le sujet : l'individu ne serait pas le sujet de ses perceptions, au sens où il participerait à l'interprétation de ses sensations. Dans ce cas, le monde des perceptions existe avant le sujet et est sans sujet, et le sujet (l'individu qui pense, qui veut, qui affirme sa subjectivité) apparaît dans un monde de perceptions qui est déjà là.

Cette thèse est renforcée par l'absurdité manifeste de la thèse contradictoire : supposons que l'individu soit antérieur à ses perceptions et qu'il puisse être à leurs égards entièrement actif. Il s'ensuivrait que le sujet qui a des perceptions peut littéralement créer des objets distincts de lui et les juger extérieurs à lui, et donc qu'il peut créer le monde réel. Pour éviter ce genre d'idéalisme extrême (qui est une conséquence du relativisme et du subjectivisme), dont il n'est sans doute pas nécessaire de montrer la réfutation empirique, on doit supposer que la thèse selon laquelle l'individu « s'oppose un objet qu'il juge spontanément distinct de lui, réel et actuellement connu de lui » n'est pas une thèse universelle. Et si elle n'est pas universelle, il y a des perceptions antérieures au sujet et sans sujet (soulignons que cela ne veut pas dire que toutes les perceptions soient ainsi). Donc la définition de Lalande est fausse.

Perception, pensée et connaissance

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De manière moins nette que dans les cas précédents, la définition de Lalande attire également notre attention sur cette idée que la perception a un contenu intelligible, puisqu'il est question d'un objet réel connu du sujet percevant. Comme le fait de connaître apparaît plus proche de la pensée par concepts que de la simple sensation, l'idée suggère que la perception pourrait avoir un contenu conceptuel. Nous allons examiner maintenant trois problèmes soulevés par cette idée. Cet examen nous montrera comment la perception peut être considérée comme une forme de connaissance et nous verrons quelles objections peuvent être opposées à cette thèse.

Différence de degrés entre la perception et la pensée

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Si les objets sont constitués à partir des sensations et d'un fond d'images qui nous est propre, ils ne se présentent pas dans notre perception comme des objets indéterminés, mais bien au contraire comme des réalités relativement bien délimitées (cet objet est perçu, et non pas une forme vague), qui possèdent des qualités ou des propriétés dont nous prenons connaissance au terme d'un processus de perception. En outre, les objets de la perception sont distincts de nous et sont tenus pour réels : la perception est ainsi pour nous une véritable connaissance du monde extérieur, ou du moins, une ébauche de connaissance. En effet, il ne nous reste plus qu'à extraire de nos perceptions certains des traits que présentent les objets pour former ce que nous appelons des concepts (par exemple le concept « arbre » à partir de traits communs à des objets que nous percevons et que nous appelons « arbres »). Il est donc évident que, dans une telle conception, le contenu conceptuel de la pensée était déjà contenu, au moins en germe ou dans un état non encore pensé, dans notre perception du monde extérieur. Cette conception du processus de la perception conduit ainsi à faire de la perception une forme de la pensée et même à identifier le contenu de la perception au contenu conceptuel de la pensée, quoiqu'il demeure entre les deux une différence de degré.

Cependant, si la perception est une forme de la pensée, elle n'en demeure pas moins une forme imagée, ce que les concepts que nous formons ne sont pas (basiquement, le concept bleu n'est pas bleu). Peut-on, dès lors, considérer, comme le suggère la définition de Lalande, que tel objet distinct de nous dans la perception soit, de manière inhérente, connu de nous ? La définition suggère en effet qu'une perception doit être intelligible à certains égards. Mais ce qu'il y a de sensible dans la perception, et qui ne paraît pas pouvoir se réduire à un contenu conceptuel, n'est-il pas ainsi ignoré ? Si la définition ne propose pas explicitement une réduction du perceptible à l'intelligible, elle n'en ignore pas moins complètement cet aspect sensible de la perception (sauf comme matériaux premier d'un processus d'interprétation).

Il est également possible de faire porter notre critique sur l'idée de contenu conceptuel lui-même. Ce contenu de la perception qui, par abstraction, prendrait pour la pensée la forme du concept, présente l'avantage de fonder la connaissance dans la perception même des choses réelles, ce qui donne une garantie apparemment très forte de son objectivité. Néanmoins, on voit ainsi que la perception remplit un peu trop bien sa fonction, et l'on peut soupçonner qu'une telle idée a été conçue précisément dans ce but de rapprocher perception et pensée. Or, le concept n'est, comme le mot, qu'un signe, et, à ce titre, on ne voit pas ce qu'il peut avoir de commun avec une perception, c'est-à-dire qu'il est difficile d'en faire une qualité abstraite des perceptions. Bien plus, le concept apparaît comme un signe coordonné à ce qu'il désigne (le mot chat est coordonné à la réalité chat, il ne lui ressemble pas) : une telle coordination laisse la réalité et la pensée extérieure l'une à l'autre, et, de ce fait, les perceptions ne sont pas des possibilités de concepts, mais quelque chose qu'un concept peut désigner, ce qui est très différent.

Ce problème de la question des rapports entre la pensée et la perception, ainsi que les objections que nous avons esquissées, nous permettent de saisir la problématique suivante : si nous rapprochons trop la perception de la pensée, nous en faisons une forme de moindre pensée, ou de pensée dégradée ; le problème est alors que l'on rate vraisemblablement ce qui ferait la spécificité de la perception (en particulier, ce qu'elle a de sensible, de non réductible à la pensée) ; d'un autre côté, si nous maintenons une distance de nature entre perception et pensée, le monde extérieur risque bien de ne plus être intelligible que par l'intermédiaire de signes (mots, concepts), qui, même s'ils sont organisés dans une théorie scientifique, ne nous apprennent rien sur la nature même des choses, mais seulement sur les relations que présentent nos perceptions. La première branche de l'alternative a des tendances métaphysiques, et admet que la connaissance est une forme d'intuition (intuition de ce qui nous est donné dans les perceptions et qui nous donne une connaissance réelle des choses), tandis que la seconde branche est plus empirique ou positiviste, et fait de la connaissance une manipulation de signes reliés seulement de manière externe à nos perceptions.

Perception du singulier ou de l'universel ?

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Ce problème n'est pas le seul qui découle du rapprochement de la perception et de la pensée. Un second problème apparaît si nous nous demandons, non plus si la perception est susceptible de connaissance, mais de quel genre de connaissances elle pourrait être susceptible. Si la perception possède un contenu conceptuel, nous ne connaissons pas tant les objets de la perception comme des objets singuliers que comme des objets possédant des propriétés communes ou universelles. Ainsi le fait de percevoir des hommes nous offrent une première connaissance de ce qu'est l'homme en général, connaissance que la pensée pourra préciser ensuite en formant le concept d'Homme à partir des objets hommes. Cette idée peut paraître contre-intuitive (ce sont bien des objets singuliers que nous voyons), aussi détaillons-là.

La définition de Lalande nous dit que nous construisons notre objet à partir de sensations et d'images qui proviennent de notre propre fond ; au final, cet objet est perçu comme extérieur et réel, et il est connu de nous. Il faut bien saisir ce qu'implique ce connu de nous. Ce que nous percevons quand nous percevons Socrate, ce n'est pas un mélange indistinct de couleurs et de formes (nos sensations), mais un objet extérieur, réel et que nous appelons Socrate. Par conséquent, nous l'avons reconnu, et si nous l'avons reconnu, c'est que nous le connaissons comme un objet appartenant à une certaine classe (animal, homme) et porteur de certaines qualités (taille, couleur, etc.). De manière évidente, les classes ne désignent pas des objets singuliers ; et les qualités que nous attribuons à des objets ne sont pas non plus des êtres particuliers, mais elles peuvent être attribuées à toutes sortes de réalités. Il résulte de cela que l'objet constitué dans la perception est une réalité structurée par des concepts et des propriétés : l'ensemble de ces concepts et de ces propriétés organisant nos sensations forment l'objet singulier perçu comme réel, extérieur et connu (Socrate), et donc nous ne percevons pas une entité singulière en tant que telle.

S'il en est ainsi, la principale difficulté est de savoir comment nous distinguons deux individus et comment ces individus s'individualisent.

Que percevons-nous ?

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Si, comme le suggère la définition de Lalande, nous percevons des objets qui sont le résultat d'une interprétation, il y a encore une autre question portant sur les rapports de la perception à la connaissance que nous pourrions poser (et, à certains égards, cette question est liée au précédent problème) : percevons-nous des représentations des choses, ou les choses elles-mêmes ?

La sensation est un certain effet des objets sur nous ; nous organisons ces sensations et nous nous donnons des objets dans la perception. Dans ce cas, nous percevons, non les choses mêmes à l'origine de nos sensations, mais les représentations de ces choses, c'est-à-dire le résultat des effets de la réalité sur nous, résultat qui est une organisation de sensations et qui se présente comme une expérience perçue comme distincte et réelle. Dans ce cas, la sensation directe de la réalité, ce que nous pourrions appeler l'intuition immédiate, si elle est une expérience subjective réelle (ma sensation de ce rouge), demeure un matériau premier flou et insaisissable, un contenu d'expérience peu élaboré qui présente moins de réalité que la perception.

Ce sont donc les représentations qui sont les objets réels, distincts (ou les plus réels et les plus distincts), de nos perceptions. En sens contraire, nous pouvons penser qu'il est absurde de supposer des objets causes de nos sensations et qui seraient ensuite représentés dans nos perceptions : il y a là une sorte de cercle, puisque nous posons les objets de nos perceptions comme causes des sensations à partir desquels nous percevons ces mêmes objets. Donc les seuls objets sont ceux de nos perceptions, et nous percevons directement les objets réels.

Cette dernière thèse est assez intuitive (dans la vie quotidienne, nous prenons en effet pour directement réels les objets que nous percevons), mais sans doute pas celle que les objets ne sont pas causes de nos sensations : elle a contre elle le sens commun (par exemple, le feu est cause de la sensation de la brulure) ; mais c'est seulement une preuve supplémentaire du fait que le sens commun n'est pas un très bon guide en philosophie. En effet, il paraît de bon sens d'affirmer que des objets causent nos sensations. Seulement nous venons de voir qu'il y a là un cercle : ces objets ne peuvent être à la fois causes et résultats. Tout ce que nous pouvons en déduire, c'est que nous n'avons pas la moindre idée de ce qui fait que nous avons des sensations (et nous n'avons donc pas non plus d'idée d'une causalité qui expliquerait ce processus). Une telle conception est simplement dépourvue de sens. Il reste alors les objets de la perception, objets distincts et déterminés qui sont pour nous simplement le monde réel. Par conséquent, nous prenons directement connaissance des objets réels dans la perception. Au final, on voit que cette thèse s'accorde avec le sens commun, mais que sa justification théorique en est éloignée.

Perception, réalité, illusion

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Un autre ensemble de difficultés que soulève la définition de Lalande sans nous offrir les moyens de les résoudre, est perceptible dans le fait que le processus d'interprétation de la perception comporte des éléments hétérogènes : nos sensations, mais aussi des images et des souvenirs. Mais faut-il que tous ces éléments soient présents pour qu'il y ait perception ? et si oui, dans quelle proportion ?

Considérons une perception qui serait uniquement constituée de sensations ; serait-elle encore une perception ? serait-elle une moindre perception qu'une combinaison de sensations et de souvenirs ? Les images (et le travail de l'imagination) et les souvenirs sont-ils nécessaires pour transformer des sensations en perceptions ?

Considérons, à l'inverse, une perception qui ne serait que le résultat de l'interprétation d'un groupe d'images et de souvenirs. Les images et les souvenirs sont composés de sensations ou en sont des rappels ; dans ce cas, on peut parler légitimement de perceptions. Pourtant, les rêves et les illusions sont-elles des perceptions ? Selon la définition de Lalande, il s'agit bien de perceptions, puisque nous tenons par exemple nos rêves pour réels et nous y percevons des objets que nous distinguons de nous. Il ne s'agit pourtant pas de perceptions de choses réelles. Faut-il alors penser que toutes organisations de sensations, quelle que soit leur origine, qu'elles soient illusoires ou qu'elles soient le reflet fidèle de la réalité, sont des perceptions ? Nous dirions alors que les perceptions sont des perceptions, indépendamment de la question de savoir si elles sont vraies ou fausses, ce qui est une conception que l'on peut peut-être soutenir, bien qu'elle soit étrange, puisque le contenu de la perception paraît devoir être le réel.

La question qu'il faut soulever ici est surtout de savoir si nous pouvons distinguer entre vraie et fausse perception, et s'il y a un sens à parler de perception fausse. Nous voyons que nous n'avons aucun moyen de le faire en utilisant la définition de Lalande.

Ce défaut est d'autant plus gênant que, indépendamment de la question de savoir s'il existe un critère de réalité, le fait est que nous ne donnons pas à toutes nos perceptions le même statut. Par exemple, nous n'agissons pas de la même manière selon que nous croyions ou pas à la réalité de nos rêves. Peu importe de savoir si, vraiment, les rêves sont illusoires ou réels : le fait est que la perception n'est pas la même pour nous dans les deux cas, et que nous possédons un critère de réalité (quel qu'il soit) qui fait varier considérablement ce que nous entendons par perception. Mais pouvons-nous faire une échelle des perceptions selon leur degré de réalité ?

La définition de Lalande est donc totalement obscure sur tous ces points. Essayons de les formuler clairement sous forme de questions :

  • De quelles genres de sensations/images/souvenirs les perceptions sont-elles faites ?
  • Percevoir, est-ce forcément percevoir des objets réels, et en quel sens du mot « réalité » ?
  • Y a-t-il un critère de la réalité du contenu d'une perception ?

Nous laisserons aux lecteurs le plaisir de réfléchir par eux-mêmes à ces questions.

Outils de travail

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Sujets de dissertations

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  • Pourquoi avons nous des sens ?
  • Un être privé de raison pourrait-il percevoir ?
  • En quel sens percevoir est-ce se souvenir ?

Activité, réceptivité

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  • Ma perception est-elle une somme de sensations ?
  • Percevoir, est ce seulement recevoir ?
  • Percevoir est-ce interpréter ?
  • Percevoir, observer, contempler ?

Perception, connaissance

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  • Peut-on dire que la perception est une connaissance ?
  • Suffit-il de voir pour savoir ?
  • La perception est-elle déjà une science ?
  • N'y a-t-il de science que de l'apparaître ?
  • « Je ne crois que ce que je vois. » Est-ce la une bonne méthode pour découvrir la vérité ?

Perception, réalité

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  • Le réel se réduit-il à ce que l'on perçoit ?
  • La perception ne nous permet-elle que d'atteindre des apparences ?
  • Ce qui est réel pour l'homme est-il seulement ce que je peux appréhender par les 5 sens ?
  • Comment savons-nous que ce que nous percevons est réel?
  • Quand nous percevons, savons-nous que nous ne rêvons pas ?

Textes d'étude

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Commençons par la considération des choses les plus communes, et que nous croyons comprendre le plus distinctement, à savoir les corps que nous touchons et que nous voyons. Je n'entends pas parler des corps en général, car ces notions générales sont d'ordinaire plus confuses, mais de quelqu'un en particulier. Prenons pour exemple ce morceau de cire qui vient d'être tiré de la ruche : il n'a pas encore perdu la douceur du miel qu'il contenait, il retient encore quelque chose de l'odeur des fleurs dont il a été recueilli; sa couleur, sa figure, sa grandeur, sont apparentes; il est dur, il est froid, on le touche, et si vous le frappez, il rendra quelque son. Enfin toutes les choses qui peuvent distinctement faire connaître un corps, se rencontrent en celui-ci.

Mais voici que, cependant que je parle, on l'approche du feu : ce qui y restait de saveur s'exhale, l'odeur s'évanouit, sa couleur se change, sa figure se perd, sa grandeur augmente, il devient liquide, il s'échauffe, à peine le peut-on toucher, et quoiqu'on le frappe, il ne rendra plus aucun son. La même cire demeure-t-elle après ce changement ? Il faut avouer qu'elle demeure; et personne ne le peut nier. Qu'est-ce donc que l'on connaissait en ce morceau de cire avec tant de distinction ? Certes ce ne peut être rien de tout ce que j'y ai remarqué par l'entremise des sens, puisque toutes les choses qui tombaient sous le goût, ou l'odorat, ou la vue, ou l'attouchement, ou l'ouïe, se trouvent changées, et cependant la même cire demeure. Peut-être était-ce ce que je pense maintenant, à savoir que la cire n'était pas ni cette douceur du miel, ni cette agréable odeur des fleurs, ni cette blancheur, ni cette figure, ni ce son, mais seulement un corps qui un peu auparavant me paraissait sous ces formes, et qui maintenant se fait remarquer sous d'autres. Mais qu'est-ce, précisément parlant, que j'imagine, lorsque je la conçois en cette sorte ? Considérons-le attentivement, et éloignant toutes les choses qui n'appartiennent point à la cire, voyons ce qui reste. Certes il ne demeure rien que quelque chose d'étendu, de flexible et de muable. Or qu'est-ce que cela : flexible et muable ? N'est-ce pas que j'imagine que cette cire étant ronde est capable de devenir carrée, et de passer du carré en une figure triangulaire ? Non certes, ce n'est pas cela, puisque je la conçois capable de recevoir une infinité de semblables changements, et je ne saurais néanmoins parcourir cette infinité par mon imagination, et par conséquent cette conception que j'ai de la cire ne s'accomplit pas par la faculté d'imaginer.

Qu'est-ce maintenant que cette extension ? N'est-elle pas aussi inconnue, puisque dans la cire qui se fond elle augmente, et se trouve encore plus grande quand elle est entièrement fondue, et beaucoup plus encore quand la chaleur augmente davantage ? Et je ne concevrais pas clairement et selon la vérité ce que c'est que la cire, si je ne pensais qu'elle est capable de recevoir plus de variétés selon l'extension, que je n'en ai jamais imaginé. Il faut donc que je tombe d'accord, que je ne saurais pas même concevoir par l'imagination ce que c'est que cette cire, et qu'il n'y a que mon entendement seul qui le conçoive; je dis ce morceau de cire en particulier, car pour la cire en général, il est encore plus évident. Or quelle est cette cire, qui ne peut être conçue que par l'entendement ou l'esprit ? Certes c'est la même que je vois, que je touche, que j'imagine, et la même que je connaissais dès le commencement. Mais ce qui est à remarquer, sa perception, ou bien l'action par laquelle on l'aperçoit, n'est point une vision, ni un attouchement, ni une imagination, et ne l'a jamais été, quoiqu'il le semblât ainsi auparavant, mais seulement une inspection de l'esprit, laquelle peut être imparfaite et confuse, comme elle était auparavant, ou bien claire et distincte, comme elle est à présent, selon que mon attention se porte plus ou moins aux choses qui sont en elle, et dont elle est composée.

Méditations métaphysiques (1641), Méditation seconde


Il y a mille marques qui font juger qu'il y a à tout moment une infinité de perceptions en nous, mais sans aperception et sans réflexion, c'est-à-dire des changements dans l'âme même dont nous ne nous apercevons pas, parce que ces impressions sont ou trop petites et en trop grand nombre, ou trop unies, en sorte qu'elles n'ont rien d'assez distinguant à part; mais jointes à d'autres, elles ne laissent pas de faire leur effet et de se faire sentir au moins confusément dans l'assemblage. C'est ainsi que l'accoutumance fait que nous ne prenons pas garde au mouvement d'un moulin ou à une chute d'eau, quand nous avons habité tout auprès depuis quelque temps. Ce n'est pas que ce mouvement ne frappe toujours nos organes, et qu'il ne se passe encore quelque chose dans l'âme qui y réponde, à cause de l'harmonie de l'âme et du corps, mais ces impressions qui sont dans l'âme et dans le corps, destituées des attraits de la nouveauté, ne sont pas assez fortes pour s'attirer notre attention et notre mémoire, attachées à des objets plus occupants. Car toute attention demande de la mémoire, et souvent, quand nous ne sommes point admonestés, pour ainsi dire, et avertis de prendre garde à quelques-unes de nos propres perceptions présentes, nous les laissons passer sans réflexion et même sans être remarquées. Mais si quelqu'un nous en avertit incontinent après et nous fait remarquer, par exemple, quelque bruit qu'on vient d'entendre, nous nous en souvenons et nous nous apercevons d'en avoir eu tantôt quelque sentiment. Ainsi c'étaient des perceptions dont nous ne nous étions pas aperçus incontinent, l'aperception ne venant dans ce cas que de l'avertissement après quelque intervalle, tout petit qu'il soit. Et pour juger encore mieux des petites perceptions que nous ne saurions distinguer dans la foule, j'ai coutume de me servir de l'exemple du mugissement ou du bruit de la mer, dont on est frappé quand on est au rivage. Pour entendre ce bruit comme l'on fait, il faut bien qu'on entende les parties qui composent ce tout, c'est-à-dire les bruits de chaque vague, quoique chacun de ces petits bruits ne se fasse connaître que dans l'assemblage confus de tous les autres ensemble, c'est-à-dire dans ce mugissement même, et qu'il ne se remarquerait pas si cette vague, qui le fait, était seule. Car il faut qu'on soit affecté un peu par le mouvement de cette vague et qu'on ait quelque perception de chacun de ces bruits, quelque petits qu'ils soient; autrement on n'aurait pas celle de cent mille vagues, puisque cent mille riens ne sauraient faire quelque chose.

Nouveaux Essais sur l'entendement humain, préface

LEIBNIZ

La nature nous a montré dans le sommeil et dans les évanouissements, un échantillon qui nous doit faire juger que la mort n'est pas une cessation de toutes les fonctions, mais seulement une suspension de certaines fonctions plus remarquables. Et j'ai expliqué ailleurs un point important, lequel, n'ayant pas été assez considéré, a fait donner plus aisément les hommes dans l'opinion de la mortalité des âmes ; c'est qu'un grand nombre de petites perceptions égales et balancées entre elles, qui n'ont aucun relief ni rien de distinguant, ne sont point remarquées et on ne saurait s'en souvenir. Mais d'en vouloir conclure qu'alors l'âme est tout fait sans fonctions, c'est comme le vulgaire croit qu'il y a un vide ou rien là où il n'y a point de matière notable, et que la terre est sans mouvement parce que son mouvement n'a rien de remarquable, étant uniforme et sans secousses. Nous avons une infinité de petites perceptions et que nous ne saurions distinguer : un grand bruit étourdissant comme par exemple le murmure de tout un peuple assemblé est composé de tous les petits murmures de personnes particulières qu'on ne remarquerait pas à part mais dont on a pourtant un sentiment, autrement on ne sentirait point le tout. Ainsi quand l'animal est privé des organes capables de lui donner des perceptions assez distinguées, il ne s'ensuit point qu'il ne lui reste point de perceptions plus petites et plus uniformes, ni qu'il soit privé de tous organes et de toutes les perceptions. Les organes ne sont qu'enveloppés et réduits en petit volume, mais l'ordre de la nature demande que tout se redéveloppe et retourne un jour à un état remarquable.


Toute impression simple s'accompagne d'une idée correspondante et toute idée simple d'une impression correspondante. De cette conjonction constante des perceptions semblables, je conclus immédiatement qu'il y a une grande connexion entre nos impressions et nos idées correspondantes et que l'existence des unes exerce une influence considérable sur l'existence des autres. Une telle conjonction constante, dans un nombre aussi illimité de cas, ne peut jamais naître du hasard ; mais elle montre clairement qu'il y a une dépendance des impressions par rapport aux idées ou des idées par rapport aux impressions. Pour savoir de quel côté se trouve cette dépendance, j'envisage l'ordre de première apparition ; et je trouve, par expérience constante, que les impressions simples précèdent toujours les idées correspondantes et que l'ordre inverse ne se produit jamais. Pour donner à un enfant l'idée de l'écarlate ou de l'orange, du doux ou de l'amer, je lui présente les objets, ou, en d'autres termes, je lui communique ces impressions ; mais je ne procède pas assez absurdement pour tenter de produire les impressions en éveillant les idées.

Nos idées, à leur apparition, ne produisent pas les impressions correspondantes et nous ne percevons aucune couleur, ni ne ressentons aucune sensation à seulement y penser. D'autre part nous trouverons qu'une impression, qu'elle soit de l'esprit ou du corps, est constamment suivie d'une idée qui lui ressemble et qui en diffère seulement par le degré de force et de vivacité. La constante conjonction de nos perceptions semblables est une preuve convaincante que les unes sont causes des autres ; et la priorité des impressions est une preuve tout aussi grande que nos impressions sont les causes de nos idées et non nos idées les causes de nos impressions.

Traité de la nature humaine, Livre I, section 1


Mon œil, qu’il soit perçant ou faible, ne voit pas au-delà d’un certain espace, et dans cet espace je vis et j’agis, cette ligne d’horizon est mon plus proche destin, grand ou petit, auquel je ne peux échapper. Autour de chaque être s’étend ainsi un cercle concentrique qui a un centre et qui lui est propre. De même l’oreille nous enferme dans un petit espace, de même le toucher. D’après ces horizons où nos sens enferment chacun de nous comme dans les murs d’une prison, nous mesurons ensuite le monde, nous nommons ceci proche et cela lointain, ceci grand et cela petit, ceci dur et cela mou : ces mesures, nous les nommons sensations — et tout cela, absolument tout, n’est qu’une erreur en soi ! D’après la quantité d’expériences et d’excitations qui nous sont possibles en moyenne en un temps donné, nous mesurons notre vie, la trouvant courte ou longue, riche ou pauvre, remplie ou vide : et d’après la moyenne de la vie humaine, nous mesurons celle de toutes les autres créatures, — et tout cela, absolument tout, n’est qu’erreur en soi !

Aurore, § 117, Traduction J. HERVIER, Paris, Gallimard (Idées, 322) pp. 128-129

Commentaire : notez le glissement qui s'opère dans ce texte. Nos perceptions sont d'abord pour nous un horizon, puis une prison, puis l' « erreur en soi ». Le passage d'une étape à l'autre est purement rhétorique. En effet, si nos sens sont comme des lignes d'horizon, ce ne sont pas des prisons, mais ce qui constitue au contraire nos possibilités d'actions ; l'idée que nos sensations sont comme des murs de prison est donc un non sens. Ensuite, parler d' « erreur en soi » est doublement problématique :
  • Nietzsche ne considère pas l'éventualité que nos limites sensibles ne soient, par exemple, qu'un point de vue sur la réalité : point de vue lacunaire, mais qui pourrait être partiellement correcte ; curieusement, cela suppose que Nietzsche prend le « point de vue » d'une réalité en soi, réalité vraie par opposition à l' « erreur en soi » des perceptions. Ce qui nous amène au second point.
  • Nietzsche se place à un point de vue extérieur, ce qui suffit à montrer que son point de vue est une contradiction dans les termes : en effet, s'il était resté dans le champs de ses propres perceptions, il n'aurait pu parler d' « erreur en soi » ; mais, pour en parler, il doit sortir de son propre horizon.
Nietzsche a par la suite abandonné cette conception de la perception, pour adopter une position phénoméniste.

On soutient communément que c'est le toucher qui nous instruit, et par constatation pure et simple, sans aucune interprétation. Mais il n'en est rien. Je ne touche pas ce dé cubique, Non. Je touche successivement des arêtes, des pointes, des plans durs et lisses, et réunissant toutes ces apparences en un seul objet, je juge que cet objet est cubique. Exercez-vous sur d'autres exemples, car cette analyse conduit fort loin, et il importe de bien assurer ses premiers pas. Au surplus, il est assez clair que je ne puis pas constater comme un fait donné à mes sens que ce dé cubique et dur est en même temps blanc de partout, et jamais les faces visibles ne sont colorées de même en même temps. Mais pourtant c'est un cube que je vois, à faces égales, et toutes également blanches, Et je vois cette même chose que je touche, Platon, dans son Théétète, demandait par quel sens je connais l'union des perceptions des différents sens en un objet.

Revenons à ce dé. Je reconnais six taches noires sur une des faces, On ne fera pas difficulté d'admettre que c'est là une opération d'entendement, dont les sens fournissent seulement la matière. Il est clair que, parcourant ces taches noires, et retenant l'ordre et la place de chacune, je forme enfin, et non sans peine au commencement, l'idée qu'elles sont six, c'est-à-dire deux fois trois, qui font cinq et un. Apercevez-vous la ressemblance entre cette action de compter et cette autre opération par laquelle je reconnais que des apparences successives, pour la main et pour l'œil, me font connaître un cube ? Par où il apparaîtrait que la perception est déjà une fonction d'entendement.

Les Passions et la Sagesse, Pléiade, p. 1076.

C'est un lieu commun de dire que nous avons cinq sens et, à première vue, chacun d'eux est comme un monde sans communication avec les autres. La lumière ou les couleurs qui agissent sur l’œil n'agissent pas sur les oreilles ni sur le toucher. Et cependant on sait depuis longtemps que certains aveugles arrivent à se représenter les couleurs qu'ils ne voient pas par le moyen des sons qu'ils entendent. Par exemple un aveugle disait que le rouge devait être quelque chose comme un coup de trompette. Mais on a longtemps pensé qu'il s'agissait là de phénomènes exceptionnels. En réalité le phénomène est général. Dans l'intoxication par la mescaline*, les sons sont régulièrement accompagnés par des taches de couleur dont la nuance, la forme et la hauteur varient avec le timbre, l'intensité et la hauteur des sons. Même les sujets normaux parlent de couleurs chaudes, froides, criardes ou dures, de sons clairs, aigus, éclatants, rugueux ou moelleux, de bruits mous, de parfums pénétrants. Cézanne disait qu'on voit le velouté, la dureté, la mollesse, et même l'odeur des objets. Ma perception n'est donc pas une somme de données visuelles, tactiles, auditives, je perçois d'une manière indivise avec mon être total, je saisis une structure unique de la chose, une unique manière d'exister qui parle à la fois à tous mes sens.

Sens et non-sens, Paris, Nagel, 1966, p. 88.

La pensée objective ignore le sujet de la perception. C'est qu'elle se donne le monde tout fait, comme milieu de tout événement possible, et traite la perception comme l'un de ces événements.

L'erreur de l'empirisme

Par exemple, le philosophe empiriste considère un sujet X en train de percevoir et cherche à décrire ce qui se passe : il y a des sensations qui sont des états ou des manières d'être du sujet et, à ce titre, de véritables choses mentales. Le sujet percevant est le lieu de ces choses et le philosophe décrit les sensations et leur substrat comme on décrit la faune d'un pays lointain sans s'apercevoir qu'il perçoit lui-même, qu'il est sujet percevant et que la perception telle qu'il la voit dément tout ce qu'il dit de la perception en général. Car, vue de l'intérieur, la perception ne doit rien à ce que nous savons par ailleurs sur le monde, sur les stimuli tels que les décrit la physique et sur les organes des sens tels que les décrit la biologie. Elle ne se donne pas d'abord comme un événement dans le monde auquel on puisse appliquer, par exemple, la catégorie de causalité, mais comme une recréation ou re-constitution du monde à chaque moment. Si nous croyons à un passé du monde, au monde physique, aux « stimuli », à l'organisme tel que nous le représentent nos livres, c'est d'abord parce que nous avons un champ perceptif présent et actuel, une surface de contact avec le monde ou en enracinement perpétuel en lui, c'est parce qu'il vient sans cesse assaillir et investir la subjectivité comme des vagues entourent une épave sur la plage. (...)

L'insuffisance de l'intellectualisme

L'intellectualisme représente bien un progrès dans la prise de conscience : ce lieu hors du monde que le philosophe empiriste sous-entendait et où il se plaçait tacitement pour décrire l'événement de la perception, il reçoit maintenant un nom, il figure dans la description. C'est l'Ego transcendantal. Par là, toutes les thèses de l'empirisme se trouvent renversées, l'état de la conscience devient la conscience d'un état, la passivité position d'une passivité, le monde devient le corrélatif d'une pensée du monde et n'existe plus que par un constituant.

Et pourtant il reste vrai de dire que l'intellectualisme, lui aussi, se donne le monde tout fait. Car la constitution du monde telle qu'il la conçoit est une simple clause de style : à chaque terme de la description empiriste, on ajoute l'indice « conscience de... ». On subordonne tout le système de l'expérience monde, corps propre, et moi empirique à un penseur universel chargé de porter les relations des trois termes. Mais, comme il n'y est pas engagé, elles restent ce qu'elles étaient dans l'empirisme: des relations de causalité étalées sur le plan des événements cosmiques.

Or, si le corps propre et le moi empirique ne sont que des éléments dans le système de l'expérience, objets parmi d'autres objets, (...) comment se fait-il que nous percevions ? Nous ne le comprenons que si le moi empirique et le corps ne sont pas d'emblée des objets, ne le deviennent jamais tout à fait, s'il y a un certain sens à dire que je vois le morceau de cire de mes yeux, et si corrélativement cette possibilité d'absence, cette dimension de fuite et de liberté que la réflexion ouvre au fond de nous et qu'on appelle le Je transcendantal ne sont pas données d'abord et ne sont jamais absolument acquises, si je ne peux jamais dire « Je » absolument et si tout acte de réflexion, toute prise de position volontaire s'établit sur le fond d'une vie de conscience prépersonnelle.

Phénoménologie de la perception (1945), pp.240-241.

Chaque perception est muable et seulement probable ; si l'on veut ce n'est qu'une opinion ; mais ce qui ne l'est pas, ce que chaque perception, même fausse, vérifie, c'est l'appartenance de chaque expérience au même monde, leur égal pouvoir de le manifester, à titre de possibilités du même monde. Si l'une prend si bien la place de l'autre — au point qu'on ne trouve plus trace un moment après de l'illusion —, c'est précisément qu'elles ne sont pas des hypothèses successives touchant un Être inconnaissable, mais des perspectives sur le même Être familier dont nous savons qu'il ne peut exclure l'une sans inclure l'autre, et qu'en tout état de cause, il est lui, hors de contexte. Et c'est pourquoi la fragilité même de telle perception, attestée par son éclatement et la substitution d'une autre perception, loin qu'elle nous autorise à effacer en elles toutes l'indice de « réalité », nous oblige à le leur accorder à toutes, à reconnaître en elles toutes des variantes du même monde, et enfin à les considérer non comme toutes fausses, mais comme « toutes vraies », non comme des échecs répétés dans la détermination du monde, mais comme des approches progressives. Chaque perception enveloppe la possibilité de son remplacement par une autre et donc d'une sorte de désaveu des choses, mais cela veut dire aussi: chaque perception est le terme d'une approche, d'une série d'« illusions » qui n'étaient pas seulement de simples « pensées », au sens restrictif de l'Être-pour-soi et du « rien que pensé », mais des possibilités qui auraient pu être, des rayonnements de ce monde unique qu'« il y a »... — et qui, à ce titre, ne font jamais retour au néant ou à la subjectivité, comme si elles n'étaient jamais apparues, mais sont plutôt, comme le dit bien Husserl, « barrées », ou « biffées », par la « nouvelle » réalité. La philosophie réflexive n'a pas tort de considérer le faux comme une vérité mutilée ou partielle: son tort est plutôt de faire comme si le partiel n'était qu'absence de fait de la totalité, qui n'a pas besoin qu'on en rende compte, ce qui finalement supprime toute consistance propre de l'apparence, l'intègre par avance à l'Être, lui ôte, comme partiel, sa teneur de vérité, l'escamote dans une adéquation interne où l’Être et les raisons d'être ne font qu'un.

Le Visible et l'invisible, Gallimard, 1964, pp. 64-65

  • Köhler, W., La Psychologie de la forme, 1929, trad. S. Bricianer, Gallimard, 1964, réimpr. 2000
  • Merleau-Ponty, Phénoménologie de la perception, 1945
  • AUSTIN, J. L., Le Langage de la perception, 1962, trad. P. Gochet, Armand Colin, Paris, 1971, rééd. Vrin, Paris, 2007
  • Jacques Bouveresse et Jean-Jacques Rosat (dir. par), Philosophie de la perception, Phénoménologie, grammaire et sciences cognitives, Odile Jacob 2003
  • DOKIC, Jérôme, La Perception, Vrin, Chemins philosophiques, 2004

En anglais :

  • ROBINSON, Howard, Perception
  • Sensation
  • Pensée, connaissance